| Dernière modification: 28/11/2002 Moscou
: Extrait
d'une lettre écrite de Moscou par un voyageur. Voilà
trois mois que je parcours la Russie, le pays du monde où l'on est le plus mal
reçu pour son argent, et le mieux des gens qu'on ne peut payer ; où les maîtresses
d'auberges sont les plus maussades et les maîtres de maison les plus
accueillants. Je ne sais trop que vous dire de ce contraste ; je m'en suis trouvé
tantôt bien, tantôt mal ; mais, somme totale, je crois que, pour les
voyageurs, l'industrie serait encore meilleure à rencontrer que l'hospitalité.
Je
suis enfin à Moscou. Rien de plus singulier, sous tous les rapports, que
l'aspect de cette grande ville ; elle semble contenir deux nations ; l'une
habite des palais, parle français, s'occupe de modes, de tailleurs, fait de la
musique, dresse des chevaux, va au bal de l'opéra, donne mille roubles pour une
loge à l'année, et cent pour un serin bien instruit ; l'autre loge dans des
huttes construites à la manière des sauvages, porte de longues barbes, ignore
le spectacle, s'enivre d'eau-de-vie les dimanches, se querelle à propos de
rien comme les enfants, et s'apaise de même, aussitôt qu'on a jeté sur
les disputeurs deux ou trois seaux d'eau, qu'on tient toujours en réserve pour
cet usage dans les lieux où s'assemble le peuple. C'est d'un côté la
civilisation dans tout son luxe ; de l'autre le degré qui touche à la
barbarie. Aussi la différence d'éducation forme-t-elle la seule ligne de démarcation
vraiment sensible. Qui que ce soit peut se présenter chez un Russe ; il en sera
bien reçu, pourvu qu'il l'amuse. Mais le besoin d'être amusé paraît être le
besoin dominant des habitants de Moscou. Le premier mai toute la ville est sur
pied, toutes les voitures brillantes en évidence, toutes les livrées neuves en
étalage sur le chemin de la promenade, appelée les Tables Allemandes, où l'on mange sous des tentes et sous des
arbres. Le reste de l'été, tout ce qui n'a pas fui de Moscou, à la campagne,
se voit continuellement au Waux-Hall, dans les jardins du palais, dans ceux du
comte Orloff, de Paschkef, etc. ; mais l'hiver est la vraie saison des plaisirs.
Il approche et cent mille personnes vont rentrer dans Moscou. Les rues couvertes
de neige n'en seront que plus propres ; la glace de la Moska offrira une
nouvelle promenade, et les froids de 25 degrés ont ici, à ce qu'on m'assure,
un agrément tout particulier. Je pourrai les dimanches m'aller montrer en traîneau
ou en voiture dans la rue Pokroskaia, ou figurer aux courses sur la glace de la Moska. Mais
remarquez bien, m'a dit un homme qui s'entend à ces choses là, que si votre
traîneau est conduit par deux chevaux, il faut que l'un des deux galope
toujours, et que son camarade, pendant ce temps là, trotte sans se déconcerter
; et j'ai vu à ses discours, que si je manquais à cette règle généralement
observée, je ferais bien, du moins pour quelque temps, de ne pas trop me
montrer en bonne compagnie. A
cette passion des moscovites pour les divertissements, à l'importance qu'ils y
attachent et qui suppose une vie désoccupée, on pourrait attribuer à l'ennui
l'empressement et la bienveillance qu'ils témoignent aux étrangers, si
d'ailleurs les vertus douces et sociales ne paraissaient former le fond de leur
caractère. Je vous ai parlé de leur hospitalité ; la bienfaisance est parmi
eux en usage, la tolérance une habitude ; et le respect pour les opinions et le
goût des autres est ici une des premières règles du bon ton. Ce
fond de douceur se fait remarquer par tout. Croiriez-vous qu'au spectacle le
parterre ne siffle jamais ? Il se contente de ne pas applaudir les mauvais
acteurs ; mais si la pièce n'intéresse pas, la conversation s'établit dans la
salle, devient presque générale et si bruyante, qu'on n'entend plus ce qui se
passe sur le théâtre ; et si tout le monde n'y prend pas également part, ceux
qu'elle importune sont trop polis pour le faire remarquer. Extraits
d'une seconde lettre écrite de Moscou par un voyageur. J'ai
découvert à la langue russe une propriété remarquable ; elle est singulièrement
avantageuse à l'éloquence des querelles populaires : il n'existe pas une
infamie qui n'y ait son nom propre, pas une idée injurieuse qui ne puisse s'y
exprimer avec énergie et sans périphrase. Aussi voyez deux hommes se disputer
dans les rues de Moscou ; les apostrophes se pressent, les voix s'élèvent, les
gestes s'animent ; mais soyez tranquille, ils ne passeront pas une certaine
mesure ; en tout pays du monde, les coups ne se donnent guères que quand la
dernière injure est épuisée, et dans ce genre le vocabulaire des Russes est
inépuisable. Si d'un autre côté vous écoutez deux mendiants qui s'accostent,
vous les entendez se complimenter mutuellement sur leur santé, sur leurs
affaires ; ils n'oublieront aucune des tournures de la politesse, ni des
formules du savoir-vivre. Je
me suis fait présenter dans les meilleures maisons de Moscou ; là, il ne faut
plus chercher de caractère particulier. Un Moscovite de bonne compagnie est
l'abrégé de toutes les nations de l'Europe. Le français est sa langue
d'habitude, et c'est souvent un Suisse qui le lui a appris. ; ses habits sont
faits par un tailleur allemand. C'est un Anglais qui tient le théâtre où il
va passer quelques heures ; les contes dont on l'amuse sont ceux de Marmontel,
et ses pièces de théâtre sont traduites de Kotzebue. Kotzebue est l'objet de
l'enthousiasme des Russes, et le spectacle leur passion dominante. (Le
Publiciste, 12 et 19 nivôse an 9 - 2 et 9 janvier 1801). |
|