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24 mars 2002

Souvenirs de Molé (suite)

1. Le 18 brumaire.

2. Conversation sur l'Egypte.

3. Bonaparte renforce son pouvoir.

Conspiration de Arena, Cerrachi et Demerville. L'attentat de la rue Saint-Nicaise. Traité de Lunéville. Melzi. L'opposition de Moreau.

C'est alors [fin 1800] que je commençai à sentir le désir d'entrer dans les affaires. Ce désir était froid et raisonné. D'une part, j'avais toujours pensé que les désordres auxquels la France était livrée depuis si longtemps ne finiraient que lorsque les honnêtes gens, les propriétaires, les hommes de bon sens ou de talent ne se tiendraient plus éloignés des emplois; d'autre part, des occupations forcées me paraissaient le seul remède contre le vide ou l'ennui que j'éprouvais. Je ne jugeai cependant pas que le moment fût venu. Il ne sera pas inutile de jeter à cette occasion un coup d'œil sur la situation de la France et de l'Europe à cette époque.

Des préliminaires de paix avaient été signés entre la France et l'Autriche, à Paris, par M. de Talleyrand et le comte de Saint-Julien, le 9 thermidor. Les consuls les avaient ratifiés, et le général Duroc avait été les porter à Vienne.

L'empereur, au lieu de les signer, demande que les envoyés de l'Angleterre soient admis au congrès de Lunéville.

Aussitôt Bonaparte rompt l'armistice, et Moreau annonce en son nom au général autrichien que, si les préliminaires ne sont pas signés dans les vingt-quatre heures, il les fera attaquer, à moins que les places d'Ulm, Ingolstadt et Philipsbourg ne soient remises à l'armée française. En même temps, le Premier Consul écrit au roi d'Angleterre que ses ministres seront reçus au Congrès s'il consent à une trêve maritime qui nous assure les mêmes avantages que procure à l'Autriche une trêve sur le continent.

L'Europe n'opposait déjà plus qu'une molle résistance à l'ascendant de cet homme que nous verrons un jour si près de la soumettre entièrement à son empire. L'empereur d'Autriche, toujours jaloux de s'humilier en personne, se rendit sur l'Inn à la tête de ses armées, livra les trois places demandées, et fit partir M. de Lerbach pour Lunéville avec de pleins pouvoirs.

On voit ici le commencement des efforts du Premier Consul pour séparer le continent de l'Angleterre. Pendant treize années, c'est-à-dire jusqu'à sa chute, il marchera vers le même but. « C'est, disait-il  la lutte de Rome et de Carthage, et, dans l'état actuel de l'Europe, le monde entier doit subir la loi du vainqueur. »

Son plan était vaste. Au dehors: anéantir l'Angleterre - au dedans: détruire les principes de la Révolution, tout en consacrant ses conséquences. Anéantir l'Angleterre pour attirer à lui toute sa puissance. Détruire la Révolution mais pour en hériter.

Il voulait défaire pour ainsi dire pièce à pièce cette dernière, homme à homme, sans réaction, sans secousses, sans retour vers le passé.

Le ler vendémiaire approchait. C'était le jour où l'on célébrait la fondation de la République. On le choisit pour transporter avec pompe aux Invalides les restes de Turenne et Kléber.

Les premières autorités et les notables appelés de tous les départements assistèrent à la cérémonie. Les républicains se trouvèrent ainsi entraînés à honorer malgré eux la mémoire d'un des plus illustres défenseurs des rois.

Bonaparte vit en particulier tous les députés des départements qui avaient joué un rôle dans la Révolution, ou qui étaient recommandables par leurs talents ou leur industrie. C'est avec eux qu'il commença le cours de ces séductions personnelles qu'il a tant multipliées depuis, auxquelles il était si propre, et qui ont tant contribué au développement de sa puissance.

L'empressement qu'il mit à grandir sa famille fut, à mon avis, la seule faute qu'il commit alors, parce qu'elle pouvait ouvrir trop tôt les yeux aux républicains, Son frère Joseph - dont l'esprit était aussi médiocre que la vie avait été obscure - fut chargé de signer la paix avec les États-Unis, et il l'envoya ensuite à Lunéville négocier avec l'Autriche.

Talleyrand, qui voyait bien que tout tendait à la dynastie, en courtisan habile, et quoi qu'il redoutât Joseph, s'empressa de le proposer  pour cette importante mission. Toutefois, l'adroit ministre lui donna pour gouverneur et pour espion Laforest, sa créature dévouée, qui suivit Joseph comme secrétaire de légation.

Deux événements importants vinrent influer sur les négociations. On apprit qu'après une longue et honorable défense le général Vaubois avait rendu Malte aux Anglais, et en même temps que Toussaint Louverture reconnaissait la République française et nous restituait Saint-Domingue pacifié.

L'anéantissement de notre marine nous rendait encore plus impossible de reprendre Malte qu'il ne nous l'avait été de la conserver. Et ce rocher allait évidemment devenir le boulevard de la domination anglaise en Méditerranée. Bonaparte reconnaissait alors le tort qu'il avait eu en ôtant Malte aux chevaliers; de ce moment, cette île ne pouvait manquer de tomber dans les mains de la puissance maîtresse des mers.

Quant à la soumission de Toussaint, on verra les désastres qui en furent la suite.

Mais un premier attentat aux jours du Premier Consul vint absorber l'attention publique. Le 18 vendémiaire, Arena, Cerrachi et Demerville tentèrent de l'assassiner à l'Opéra. Leur arrestation devança le moment où ils devaient commettre leur crime. On trouva sur eux des poignards et ils avouèrent leur projet, Les conjurés sortaient du dernier rang du parti jacobin. Ils n'avaient d'autre but que d'assouvir leur vengeance et leur haine personnelle, sans plan ni complices.

Bonaparte saisit cette occasion de signaler aux yeux de l'Europe l'attachement de la nation française à sa personne. Tous les corps de l'Etat le complimentèrent comme des sujets pleins d'amour, et il leur répondit en monarque magnanime. Jamais il ne fut la dupe de ces témoignages de commande qu'il a provoqués si souvent de la part des Français, mais il savait qu'il reste toujours quelque chose dans l'âme des hommes du rôle qu'ils ont joué longtemps, qu'ils s'engagent par leurs paroles, mais que -par orgueil ou par intérêt - le cœur finit par éprouver une partie des sentiments que la bouche exprime.

Cependant l'Angleterre soutenait avec constance, et quelquefois avec fureur, la lutte contre lui.

Presque tout le midi de l'Europe lui était fermé par notre influence: en Portugal, en Espagne et en Italie. L'amiral Keith, avec une flotte formidable et vingt mille hommes de troupes, menaçait de bombarder Cadix si on ne lui livrait les vaisseaux espagnols, destinés à agir de concert avec les Français.

Cadix était en proie aux horreurs de la fièvre jaune et ne comptait pour sa défense que des malades et des mourants. En vain le brave gouverneur Thomas de Merle invoqua les lois de l'honneur et de l'humanité pour cette cité malheureuse, ce fut aux vents contraires et à la mésintelligence qui se mit entre les chefs de l'expédition anglaise qu'elle dut d'échapper au sort qui la menaçait.

Cependant le nord retentissait de nos triomphes. Le 11 frimaire (3 décembre 1800), Moreau gagna la bataille de Hohenlinden et, après une campagne de vingt jours dont les résultats tenaient du prodige, l'archiduc Charles lui faisait dire que M. de Cobentzl avait reçu à Lunéville l'ordre de signer la paix, quelle que fût la détermination de l'Angleterre.

La nation touchait au moment d'obtenir cette paix continentale si longtemps souhaitée ; l'ordre se rétablissait rapidement dans l'administration et dans les finances; le crédit public s'améliorait chaque jour, lorsqu'un nouvel attentat vint répandre l'inquiétude, rappeler des divisions qui s'oubliaient, et jeter dans l'âme de Bonaparte des craintes qui le précipitèrent dans de sinistres projets.

Le 3 nivôse, un baril de poudre, caché dans une charrette et placé au coin de la rue de l'Echelle et de la rue Saint-Nicaise, éclata au moment où le Premier Consul passait en voiture pour se rendre à l'Opéra. Plusieurs maisons furent endommagées, beaucoup de citoyens paisibles tués ou blessés. Celui seul contre lequel le coup était dirigé échappa.

J'étais moi-même à l'Opéra, et les yeux fixés sur sa femme et sa sœur qui l'attendaient dans leur loge, quand j'entendis le sourd retentissement de l'explosion. Aussitôt la nouvelle vole de bouche en bouche, et le Premier Consul entre dans la salle. Il fut reçu avec de vifs applaudissements et salua le public plusieurs fois de suite avec un grand calme. Pendant toute la représentation, son visage, sur lequel mes regards furent constamment attachés, demeura parfaitement serein.

L'opinion accusa d'abord les jacobins de cet attentat, et les premiers renseignements obtenus et publiés par la police confirmèrent ces conjectures. Le Journal officiel gardait le silence. Bonaparte, sans montrer ni préoccupation ni inquiétude pour l'avenir, se livrait avec une ardeur nouvelle aux affaires et aux soins de l'administration. Les travaux publics attirèrent son attention. Il arrêta un plan de restauration des principales routes de France et assura une partie des fonds nécessaires à son exécution. Le projet du canal de Saint-Quentin lui fut présenté pour la première fois. Il voulut lui-même visiter le terrain, entendre discuter le projet aux ingénieurs et aux membres de l'Institut chargés de son examen. Aucun détail n'échappait à sa sagacité ou à sa vigilance, et la justesse de ses observations sur l'ensemble du projet, sur ses avantages comparés à la dépense, remplissait de surprise ceux qui l'entendaient.

Ainsi se développait tous les jours ce sentiment de la supériorité de son génie, qu'il sut donner aux hommes de tous les états qui l'ont approché. Pour lui, il prenait soin de répandre en toute occasion, mais avec une sorte de négligence qui ajoutait encore à son prestige, ces semences d'enthousiasme, persuadé qu'il ne pourrait avec quelque sûreté se faire reconnaître pour le plus absolu des monarques que quand tous les partis l'auraient proclamé à la fois le plus habile et le plus grand de tous les hommes.

Un mois s'était à peine écoulé depuis l'attentat du 3 nivôse, lorsque le Moniteur publia un rapport du ministre de la Police qui prouvait que les royalistes en étaient les véritables auteurs. L'étonnement fut à son comble.

L'Angleterre, les émigrés et les chouans, Georges Cadoudal, Saint-Réjan et Limoëlan, tels étaient les instigateurs et les exécuteurs du complot. Bonaparte, apprenant qu'il n'avait pas moins à redouter le poignard des royalistes que celui des jacobins, adopta alors ce système de contrepoids qu'il a constamment suivi auprès d'eux. Frappant et caressant tour à tour les deux partis, il se mit à traiter alternativement avec eux, et alla jusqu'à leur donner des crimes pour garantie, afin de pouvoir s'appuyer sur eux.

Sur les premiers indices recueillis par la police, le Sénat avait ordonné la déportation d'un assez grand nombre de jacobins. Quelques exilés parmi les partisans connus ou présumés des Bourbons servirent de contrepoids à cette mesure. En même temps, le Moniteur tonna contre l'Angleterre et lui reprocha de soudoyer des assassins. De longs articles, sortis du cabinet du Premier Consul, quelquefois même rédigés par lui, cherchaient à convaincre l'Europe que loin de combattre pour son indépendance, l'Angleterre ne tendait qu'au monopole universel et à l'empire absolu des mers.

Le parlement du Royaume-Uni s'ouvrit. Tandis que les ministres anglais avouaient que la Russie, la Suède et le Danemark leur échappaient et venaient d'entrer dans l'alliance de la France, ils apprirent que cette dernière puissance avait signé à Lunéville la paix avec l'Autriche. Par ce traité, l'empereur d'Autriche, tant en son nom que se portant fort pour l'Empire d'Allemagne, confirmait la cession de la Belgique à la France, et de toute la rive gauche du Rhin, dont le thalweg devenait la limite de l'Allemagne et de la France. Une indemnité était vaguement promise aux princes possessionnés sur cette rive,  et que l'on dépouillait. L'Autriche gardait l'Istrie, la Dalmatie, les îles vénitiennes, les bouches de Cattaro et Venise. Elle donnait le Brisgau au duc de Modène, qui perdait ses états d'Italie; le grand-duc de Toscane cédait les siens à l'infant de Parme, et devait recevoir une indemnité équivalente en Allemagne. Enfin, l'existence des Républiques batave, cisalpine, helvétique et ligurienne était reconnue et garantie. Ces résultats étaient immenses, mais ils tournaient moins encore au profit de la France qu'à l'accroissement de la puissance individuelle de Bonaparte. On le voyait décider du sort des peuples, des formes de leurs gouvernements, distribuer à son gré les couronnes! De ce moment, la vieille Europe, humiliée, croyant à sa perte inévitable, ne fit plus d'efforts pour obtenir une meilleure composition du vainqueur.

Ainsi se préparait une révolution nouvelle. Ce n'était plus à la religion, aux gouvernements monarchiques que la France faisait la guerre. C'était aux rois, fils de rois qu'en voulait un soldat fondateur d'une nouvelle dynastie. Ce soldat n'espérait combler l'intervalle qui le séparait du rang suprême qu'à force de trophées et de gloire, et établir sa race qu'en ne laissant subsister après lui que des couronnes qu'il aurait données, ou des trônes relevant du sien.

Il adressa un message au Sénat, au Corps législatif, au Tribunat, pour leur annoncer le traité de paix. La manière dont il y parlait de l'Espagne est curieuse à rapprocher aujourd'hui de la conduite qu'il a tenue depuis envers cette puissance. «Le roi d'Espagne, » disait-il, a été fidèle à notre cause et a souffert pour elle. Ni nos revers, ni les insinuations perfides de nos ennemis n'ont pu le détacher de nos  intérêts. Il sera payé d'un juste retour. Un prince de son sang va s'asseoir sur le trône de Toscane. Il se souviendra qu'il le doit à la fidélité de l'Espagne et à l'amitié de la France.» Et ce premier roi que faisait Bonaparte était un Bourbon!

Des députés belges vinrent le féliciter de la réunion de leur pays à la République. « Quand l'ennemi, leur répondit-il, aurait eu son quartier général faubourg Saint-Antoine, le peuple français n eût jamais ni cédé ses droits, ni renoncé à la réunion de la Belgique à la France. »

Peu de temps avant son abdication, il tenait encore le même langage. « L'ennemi camperait à Montmartre , disait-il dans un de ses bulletins, que la France ne céderait pas un village des pays qui  lui ont été constitutionnellement réunis.» Ce qui voulait dire: Pas un pouce de terre depuis Rome jusqu'à Hambourg.

Je ne puis me refuser à ces rapprochements lorsqu'ils se présentent. Ils servent à faire connaître cet homme dont tous les hommes s'entretiendront si longtemps, et dont je m'engage à rapporter avec autant de scrupules les fautes et les faiblesses que j'en mettrai à faire ressortir sa véritable grandeur.

L'Italie, ce premier - et peut-être le plus brillant - théâtre de sa gloire, était tombée tout entière sous son influence. Le roi des Deux-Siciles, qui luttait seul encore, fit la paix, tandis que le général en chef Murat prodiguait au Souverain Pontife les témoignages de la déférence et du respect.

Ce ne fut pas sans étonnement qu'on vit le cardinal Consalvi lui écrire que « le Saint Père était pénétré du plus vif intérêt pour le Premier Consul, auquel étaient attachés la tranquillité de la religion ainsi que le bonheur de l'Europe. » Cette phrase, que le Moniteur publia, donna lieu à bien des conjectures. Les vues profondes qu'elle renfermait ne tardèrent pas à être pénétrées.

Je fis alors (1801) connaissance avec M. Melzi d'Eril, l'étranger le plus remarquable que j'aie jamais rencontré. Bonaparte l'avait trouvé à Milan, dans sa première guerre d'Italie, et c'est de lui qu'il disait que « si on mettait l'Italie dans une balance, et un Italien dans » l'autre, l'Italien l'emporterait... » Il avait pris tant de goût, pour M. Melzi qu'il passait des nuits entières à causer et à spéculer avec lui sur l'avenir. M. Melzi réunissait à une belle figure, une grande naissance, toute l'instruction qu'on peut avoir sans le secours du travail ni de la lecture. Elevé chez les jésuites, il avait profité de leurs leçons; ses manières étaient nobles, gracieuses, insinuantes, son esprit était ardent, mais son caractère flexible, et sa conversation prudente et réservée. Il avait parcouru toute l'Europe, connaissait tous les cabinets, toutes les cours, et il donnait à l'observation et à la politique tout le temps que lui laissait sa passion dominante, qui était l'amour. Il joignait à des opinions philosophiques et libérales une ambition qu'il dissimulait avec autant d'adresse que de soin. Il reçut Bonaparte à Milan comme un libérateur, et j'ai toujours cru qu'il aurait voulu devenir lui-même le Washington de l'Italie. Ses illusions, s'il en eut, durèrent peu, et il fut peut-être le premier en Europe à deviner à la fois tout ce que pouvait Bonaparte et tout ce qu'il méditait.

Je voudrais me rappeler tout ce qu'il m'en racontait, et ces expressions pittoresques et vives avec lesquelles il me dépeignait les premiers mouvements de cette ambition naissante, quoique déjà sans bornes, prête à s'élancer sur le monde comme sur sa proie. Il m'apprit que l'expédition d'Égypte, loin d'avoir été imaginée par le Directoire pour se débarrasser de Bonaparte, était entièrement conçue par ce dernier. En effet, un dessein aussi hardi ne pouvait naître que dans l'esprit de l'homme capable de l'exécuter.

Bonaparte, effrayé des dissensions politiques auxquelles la France et l'Europe étaient livrées, peu propre d'ailleurs par son génie à jouer un rôle dans une révolution qu'il ne croyait pas si près de sa fin, conçut l'audacieux projet de reporter la civilisation à son berceau, de détruire la puissance anglaise dans l'Inde, et de revenir par Constantinople en Europe, lorsque l'Asie et l'Afrique seraient déjà sous ses lois.

Berthier, un jour qu'il parlait plus qu'il ne voulait, nous avoua que Bonaparte n'avait renoncé à ce vaste dessein qu'en levant le siège de Saint-Jean d'Acre. Ce qu'il y a de sûr, c'est que dans sa première campagne d'Italie, M. Melzi le trouvait tous les soirs dans son palais ou dans sa tente, couché par terre sur des cartes d'Égypte, et bien plus occupé de ses vues sur cette contrée que de la conquête de l'Italie!

Cependant, l'intérieur de la France offrait toujours le même spectacle. Républicains, révolutionnaires de toutes les nuances, de toutes les classes, se précipitaient à l'envi dans l'obéissance. Le Tribunat émit le vœu qu'une récompense nationale fût offerte au négociateur de Lunéville. Le Corps législatif adoptait, à sa presque unanimité, toutes les lois qui lui étaient présentées. Heureusement, ces lois étaient pour la plupart raisonnables et sages. Le Conseil d'État les préparait, et il renfermait bien plus de talent et de lumières qu'il ne s'en trouvait dans le Tribunat et le Corps législatif. Le Premier Consul présidait ces séances plusieurs fois la semaine, et pendant huit ou dix heures de suite. Il y montrait une sagacité, une pénétration, surtout une force d'attention qui remplissait d'étonnement tous les membres de ce corps.

L'impulsion qu'il donnait aux affaires et au mouvement réparateur se faisait tous les jours sentir davantage. Lyon se voyait revivre de ses ruines; l'industrie, les manufactures, les entreprises utiles se relevaient. Paris s'embellissait. Les routes se réparaient; tous les travaux publics prenaient une activité prodigieuse.

En même temps, la plus sévère économie, le plus grand ordre régnait dans toutes les parties de l'administration. Et tous ces résultats étaient dus au génie d'un seul homme dont se rencontrait partout l'œil ou la main, dont l'ascendant faisait renoncer les autres hommes à leurs opinions, à leurs engagements ou à leurs souvenirs, pour entrer dans la nouvelle route qu'il leur ouvrait.

L'Europe ne lui opposait guère plus de résistance que les Français. Le Portugal hésitait à fermer ses portes aux Anglais. L'Espagne lui déclara la guerre, et une armée combinée de Français et d'Espagnols marcha sur Lisbonne.

A Milan, des monuments élevés de toutes parts, des inscriptions, consacraient le souvenir de ses triomphes. Les hommages de l'Égypte même parvenaient aux Tuileries. Le même Moniteur publie les séances de l'Institut d'Égypte, le projet du canal de Suez et l'adresse des membres du Divan du Caire au Premier Consul.

L'Angleterre seule le bravait. Sa dette, accrue en neuf années de 270.000.000 de livres sterling, ses impositions augmentées de 17.000.000 de livres sterling, le mauvais succès de ses entreprises à Dunkerque, en Hollande, en Corse, à Toulon, à Quiberon, au Ferrat, à Cadix , le prodigieux agrandissement de la France, la ligue qu'elle voit se former contre elle dans le nord n'abattent pas son courage et n'ébranlent pas la confiance que lui inspirent ces mers, qui lui servent à la fois d'empire. et de boulevards.

Au mois d'août, l'amiral Nelson force le passage du Sund, menace de brûler Copenhague et force le Danemark à se déclarer au moins neutre. En même temps, la mort subite de Paul 1er - dont le Moniteur accusa le cabinet de Londres - acheva de changer la face des choses dans le nord. Bonaparte n'avait pas attendu qu'Alexandre montât sur le trône pour chercher à le connaître. Il savait déjà de quel degré d'exaltation et d'engouement ce jeune prince était susceptible. Moins distingué par la force et l'étendue de son esprit que par la beauté de son âme, élevé par le Suisse La Harpe, Alexandre ler en avait reçu les principes de philosophie et toutes les théories politiques accréditées dans ce siècle. Une certaine faiblesse de caractère, jointe à un penchant sincère pour la justice et à la prétention de se montrer exempt de tous les préjugés de son rang - le rendait propre à devenir le jouet et la dupe du vainqueur de tous les rois. La louange fut le premier moyen employé pour le séduire. Le Moniteur disait « qu'il avait hérité de la gloire de son aïeule et de la juste ambition de son père d'assurer la paix de l'Europe sur la liberté des mers ».

Toutefois, il hésitait encore, et semblait prêter l'oreille tantôt aux propositions du gouvernement français, tantôt à celles de l'Angleterre.

Pendant ce temps, la Suède rétablit ses relations commerciales avec cette dernière, et la première ligue du Nord se trouva dissoute.

Des scènes aussi singulières qu'importantes se passaient alors à Paris. Tandis que l'armée franco-espagnole, sous les ordres du prince de la Paix, entrait au Portugal et assiégeait Elvas, le nouveau roi et la nouvelle reine d'Étrurie, tous deux issus de la maison de Bourbon, étaient promenés en triomphe dans ces murs encore teints du sang de leur famille, et recevaient des fêtes dont les meurtriers de Louis XVI leur faisaient les honneurs.

Bonaparte, en les attirant auprès de lui, fut bien aise de montrer le peu d'effet que produisait en France la présence d'un Bourbon. Peut-être aussi voulut-il user toutes les préventions, toutes les résistances en faisant fraterniser, pour ainsi dire, et boire dans la même coupe le neveu et la nièce de Louis XVI avec Cambacérès et Talleyrand.

J'assistai au bal que ce dernier donna comme ministre des Relations extérieures. La figure du jeune monarque et ses manières étaient encore au-dessous de sa situation. La reine, laide et petite, avait plus de physionomie, mais pas plus de dignité. Pour que rien ne manquât à la bizarrerie du spectacle, le cardinal Consalvi, envoyé par le Pape pour traiter avec le Premier Consul, se trouvait à cette fête et était l'objet particulier des soins et des attentions du prêtre marié et apostat qui la donnait.

Je ne me lassais point de contempler ces graves saturnales d'où la volupté seule était bannie, et où le crime semblait avoir usurpé la place du plaisir.

Je donnais toujours la même attention aux événements politiques. Le discours du roi d'Angleterre à l'ouverture du Parlement donna quelques espérances de paix, qui s'accrurent lorsqu'on vit arriver de Londres à Paris M. Merry pour traiter de l'échange des prisonniers. Mais plusieurs articles du Moniteur, plus violents que jamais contre l'Angleterre, les firent s'évanouir.

Le journal officiel se répandit même en menaces contre l'empereur d'Autriche, qui voulait rappeler au ministère M. de Thugut, représenté comme vendu au parti anglais. Les préparatifs de la descente se poursuivaient avec autant d'activité que d'appareil dans tous les ports de la Manche, et Nelson, par les vaines tentatives sur Boulogne et sur la flottille, était loin de balancer les revers d'Algésiras.

Ce glorieux combat, livré par le contre-amiral Linois à sir John Saumarez, causa à Bonaparte une des joies les plus vives qu'il pût éprouver et lui donna un moment l'espérance de rendre à la marine française un peu de son antique renommée.

Les affaires de l'Église paraissaient terminées. Dans une proclamation adressée aux Français pour l'anniversaire du 14 juillet, les consuls annonçaient « que le scandale des dissensions religieuses allait cesser ». Et, un mois après, on apprit que le Pape, après avoir ratifié la convention faite à Paris, envoyait le cardinal Caprara, archevêque de Milan, pour être son légat en France.

L'armée était avant tout l'objet des soins du Premier Consul et sa plus tendre sollicitude. Les revues de quintidi qu'il passait sur le Carrousel et dans la cour des Tuileries étaient connues de toute l'Europe. La beauté des troupes, la précision des manœuvres, n'étaient pas ce qui attirait le plus les regards. On y venait voir Bonaparte dans son élément, au milieu de ces uniformes si riches et si élégants, on le reconnaissait à son habit uni, à son petit chapeau sans galons et, s'il pleuvait, à sa redingote grise. Quand les troupes étaient rassemblées, il descendait de cheval et parcourait à pied tous les rangs ; il s'arrêtait devant chaque soldat, examinait sa tenue, appelait par leur nom ceux qu'il reconnaissait - et il y en avait toujours un grand nombre -, leur rappelait les affaires où ils s'étaient signalés, recevait avec bonté leurs demandes, sans pourtant se prononcer sur aucune d'elles. Nulle part, à mon avis, il ne se montrait plus simple ni plus grand, et plus profond dans l'art de conduire les hommes. On peut juger de la manière dont il savait manier l'esprit des soldats par la correspondance qu'il eut alors avec la petite garnison d'Égypte du fort d'Aboukir. Ces braves gens lui écrivirent pour se plaindre de l'injuste châtiment qu'ils avaient reçu, et de ce qu'on les accusait de s'être défendus faiblement. Il leur fit cette réponse:

« Soldats ! J'ai lu votre lettre; je me suis rendu compte de votre conduite. Je vous reconnais pour les dignes enfants de la 6le. J'ai donné ordre qu'on vous rendît vos armes. Je saisirai la première occasion de vous mettre à même de vous venger. Vous n'avez  jamais été vaincus, vous ne mourrez pas sans être encore vainqueurs. » On croit lire une page de Plutarque !

C'est dans le même temps qu'il commença à distribuer les sabres et les fusils d'honneur , et à jeter les fondements de sa grande institution de là Légion d'honneur.

Ce genre de distinction, quoique uniquement accordée à la valeur, blessait l'égalité pure. Les républicains - et même plusieurs généraux - s'alarmaient de voir Bonaparte s'ériger ainsi en juge souverain du mérite et du courage, et enflammer l'imagination du soldat par des récompenses qu'il distribuait seul, et dont un peuple guerrier est toujours avide.

Moreau, qui depuis longtemps était en froid avec le Premier Consul, se déclara hautement contre les sabres d'honneur. On citait de lui mille traits d'une ironie amère. Pendant un grand repas qu'il donnait, il fit venir son cuisinier et lui promit une casserole d'honneur... demandant aux convives s'il ne l'avait pas méritée ! Le projet de son mariage avec Caroline Bonaparte étant rompu depuis quelque temps, il avait épousé Mlle Hulot, d'une naissance obscure, mais dont l'éducation avait été soignée, et qui réunissait à une jolie figure une tournure agréable, quelques talents et beaucoup de prétentions. Sa belle-mère, Mme Hulot, était - au moins par le tour de ses manières - une vraie femme du peuple. Le mariage de sa fille lui avait tourné la tête. Elle se répandait en invectives contre le Premier Consul, et - ce qui est plus singulier - elle prit un véritable empire sur son gendre, et acheva de perdre cet homme que la médiocrité de son esprit et de son caractère ne permettait d'estimer que comme guerrier. Il avait existé entre Moreau et Bonaparte une familiarité et une habitude de tutoiement qui, loin de venir d'une amitié réciproque, n'était due qu'à ces mœurs républicaines qu'il était alors de rigueur pour nos généraux d'affecter. Le Premier Consul avait su promptement mettre à distance ses anciens camarades ; il paraissait ne se souvenir que de leurs titres à son estime et ne souffrait pas qu'ils s'en crussent à sa faveur ou à son amitié. Moreau seul s'obstinait à demeurer avec lui sur le pied d'une égalité parfaite, et Mme Hulot soutenait les prétentions de son gendre avec violence et grossièreté. Un jour que le Premier Consul donnait à dîner à la Malmaison, Mme Hulot arrive chez Mme Bonaparte. Celle-ci la reçoit avec cette obligeance douce et banale qui lui était naturelle. L'heure du dîner approche, et Mme Hulot indique par sa contenance qu'elle ne cherche pas à se retirer. Napoléon entre dans le salon, ses yeux rencontrent d'abord la belle-mère de Moreau. Il demande ce qu'elle fait là ; on passe à table. Bonaparte fait placer tous les convives avant Mme Hulot, qui, reléguée au bout de la table, après tous les hommes, donna pendant tout le repas des signes non équivoques de sa fureur.

La pauvre Mme Bonaparte, de qui je tiens ces détails, était au supplice et faisait de son mieux pour la calmer. Après le café, Napoléon rentra dans son cabinet sans parler à personne, et Mme Hulot courut trouver Moreau, qui depuis ce jour rompit toute mesure et ne se crut plus tenu à dissimuler sa haine.

De grands événements se préparaient. Malgré les diatribes récentes du Moniteur, qui accusaient les ministres anglais d'exciter la populace à assassiner M. Otto, des conférences pour la paix se tenaient à Londres entre ce même M. Otto et lord Hawkesbury. En même temps, un traité avec la Bavière se signait à Paris, et l'on apprit qu'une grande partie de l'armée d'Orient, sous les ordres du général Belliard, avait capitulé et revenait en France. Menou tenait seul encore dans Alexandrie. L'Égypte allait retomber sous le joug de la Turquie, après avoir vu les deux peuples les plus civilisés d'Europe au XIXe siècle se disputer sa conquête.

Les Français séjournèrent pendant quatre années sur cette terre antique et s'efforcèrent de lui rendre une portion des bienfaits qu'autrefois l'espèce humaine en avait reçus. Mais on dirait que les nations, pas plus que les hommes, ne sortent de la poussière de leurs tombeaux. La civilisation - comme les fleuves - ne remonte pas vers ses sources. Les ténèbres qui la remplacent sont immuables comme la mort ! C'est l'histoire de l'Orient.

(à suivre.)

 

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