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24 mars 2002 Souvenirs de Molé (suite)
2. Conversation sur l'Egypte
Ce fut le 14 juillet que nous rentrâmes dans Paris. (...) Nous passâmes les mois d'août et septembre [1800]au Marais, et le reste de l'automne à Sannois, comme à l'ordinaire. On apprit dans les premiers jours de septembre que le général Kléber, à qui Bonaparte avait laissé le commandement de l'armée d'Égypte, avait été assassiné au Caire. Plusieurs personnes soupçonnèrent le Premier Consul lui-même d'être l'auteur de cet assassinat. Ces soupçons m'ont toujours paru sans fondement. On verra ailleurs ce que je lui en ai entendu dire quelques mois avant sa chute. L'expédition d'Égypte était peut-être l'époque de sa vie sur laquelle il aimait le mieux à revenir. L'exécution et le but - quoiqu'il n'ait pas été atteint - avaient quelque chose d'aventureux qui plaisait à son génie. Un soir donc que j'étais dans son salon avec trois ou quatre personnes, et que je mettais en usage le talent que j'avais acquis de le faire causer, la conversation tomba sur l'Égypte. Aussitôt sa figure s'anime. Il fixe M. de la Place qui était à côté de moi, et qu'il savait être des plus incrédules. « Il est impossible, dit-il, d'avoir parcouru l'Égypte et de conserver encore le moindre doute sur l'authenticité de nos livres saints. Aucun voyageur, aucun géographe n'a peut-être été aussi scrupuleux que Moïse dans ses récits et ses descriptions.» De là, suivant pas à pas les Israélites dans le désert, il fit ressortir l'exactitude merveilleuse de l'Ecriture, et peignit d'une manière plaisante l'étonnement et l'impatience des philosophes et des savants qu'il avait amenés avec lui, et qui se trouvaient forcés d'en convenir. Passant ensuite à l'état actuel de l'Égypte, il s'étendit sur l'influence de la religion mahométane: « Kléber n'a péri, dit-il, que pour n'avoir pas su se rendre maître des chefs de la religion. La Porte trouva un jeune homme égaré, qui se dévoua au combat sacré - c'est-à-dire décidé à sacrifier sa vie pour avoir celle de l'ennemi du Prophète. Ce jeune homme ne pouvait consommer son crime qu'en s'ouvrant aux cheiks de la mosquée, et les cheiks n'avertirent point Kléber. Cela ne me fût jamais arrivé. Je m'étais rendu maître de leur imagination, j'avais étudié leurs croyances et je les avais liés par leurs intérêts et parleurs serments. Ils me regardaient comme un envoyé du Prophète, et ils se flattaient de me voir embrasser leur religion. Ce furent eux qui me prévinrent de plusieurs entreprises formées contre ma vie... » Je regrette de n'avoir pu écrire en rentrant chez moi cette conversation ou plutôt ce monologue de Bonaparte. Il nous raconta la révolte du Caire, la manière dont il s'y prit pour la calmer, ses conférences théologiques avec les cheiks, qui avaient pour but sa conversion; l'étonnement que nos usages causaient aux musulmans et le jugement qu'ils en portaient. Jamais il ne me fit mieux sentir toute la finesse de sa pénétration et la souplesse de son esprit. Mais il était évident, en l'écoutant, qu'il avait employé en Europe les mêmes principes de guerre qu'en Egypte. Le fait est qu'à ses yeux la vie humaine était une partie d'échecs - et les hommes, les religions, la morale, les affections, les intérêts, autant de pions ou de pièces qu'il faisait avancer, et dont il se servait selon l'occasion. A l'égard de Kléber, il en parla avec une aisance faite pour écarter tout soupçon.(Mathieu Molé, Souvenirs d'un témoin de la Révolution et de l'Empire.)
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