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20 mars 2002 Souvenirs de Molé
1. Le 18 Brumaire Nous demeurâmes le printemps, l'été et l'automne de 1799 à la campagne, tantôt au Marais, tantôt à Champlâtreux, tantôt à Sannois. Partout, je retrouvais les mêmes personnes, les mêmes choses, les mêmes plaisirs. La vie de château convenait à merveille à mes études, à mes goûts. Je ne craignais que l'hiver. J'étais occupé à vendre mes bois dans mon château de Champlâtreux, le jour fameux du 18 Brumaire. Laborie, que plusieurs confidences ou indiscrétions avaient mis du secret, m'écrivit à Sannois où il me croyait pour me prévenir de ce qui allait se passer et pour m'offrir un brevet d'aide de camp de Bonaparte, avec lequel j'aurais pu circuler partout, et être le spectateur de grands événements. Son billet ne me parvint que le surlendemain, quand je revins à Sannois. Pendant que je le lisais, je le vis arriver lui-même, ayant tout vu, et venant tout me raconter. Rien de plus singulier que la révolution du 18 Brumaire. La France, déchirée au-dedans par des factions, au dehors, ses armées détruites et ses frontières envahies, sentait le besoin d'un homme qui dût à l'éclat de sa réputation et à l'ascendance de son génie une autorité que nul n'osait lui contester. Déjà la loi des Otages faisait craindre le retour de celle des Suspects, et tout annonçait le renouvellement des proscriptions de 1793. Je pensais à transporter les débris de ma fortune dans une terre étrangère, et je conseillais à ma belle-mère de m'imiter lorsque, le 9 octobre 1799, le général Bonaparte débarque à Fréjus ! Il revenait seul, sans armée ni trésor, et cependant à son aspect tous les partis se turent et le prirent pour arbitre. Les peuples n'échappent pas à leur destinée. Comme les hommes, ils en ont quelquefois le pressentiment. A voir tous les œ vœux et les regards se tourner vers la côte de Fréjus, à voir les transports qui éclatèrent de toutes parts sur la route du général Bonaparte, la tranquillité, la résignation avec lesquelles ces esprits si téméraires, ce peuple depuis dix ans si insoumis, attendaient les lois qu'il plairait à un guerrier de lui dicter, on eût dit que la nation française était comme accablée d'avance sous le poids de la gloire et de la prospérité qui l'attendaient, qu'elle devrait un jour à Bonaparte, et qu'un secret instinct la conduisait au-devant des desseins de la Providence ! La devise de la révolution du 18 Brumaire fut : « Point de réaction. » Tous les partis crurent à cette promesse, parce que celui qui la faisait était assez fort pour se passer de chacun d'eux. Bientôt, on vit appeler aux plus importantes fonctions des hommes de toutes les opinions, mais recommandables par leur talent. Un défenseur de Louis XVI, Tronchet, fut choisi pour un des rédacteurs du nouveau Code civil ; Talleyrand eut les Affaires étrangères; Gaudin, arrivé premier commis des finances sous la monarchie, devint ministre de ce département. Toutefois, les hommes de la Révolution eurent la plus grande part dans tous les choix. Le Premier Consul les traitait comme des puissances, et les deux autres consuls comme des camarades ou des complices. Les premiers actes de ce gouvernement furent le rapport de la loi des Otages et celle de l'emprunt forcé, la clôture de la liste des émigrés, et le rappel des déportés du 18 fructidor. Les morts furent traités avec la même impartialité que les vivants; on plaça aux Tuileries les statues de Brutus, de César, de Mirabeau et du grand Condé, de Marlborough et de Joubert... Il eût été plus difficile le 17 brumaire de mettre la statue du grand Condé aux Tuileries qu'il ne l'était quatre mois plus tard d'y proclamer Louis XVIII aux pieds de cette statue !... Toute la France le sentit et l'opinion fut longtemps incertaine sur les projets secrets du Premier Consul. Pour lui, son parti était pris ; déjà il jetait les fondements de sa puissance, marchant graduellement avec les événements, les dirigeant, les préparant autant qu'il le pouvait, sans trop savoir ni prévoir où ils le conduiraient un jour. Dans l'armée, il avait un rival; le vainqueur de Hohenlinden pouvait rivaliser avec celui de Marengo. Il chercha à se l'attacher, et bientôt, le Moniteur publia que Moreau devait épouser la sœur de Bonaparte. Dans l'ordre civil, Siéyès seul pouvait lui donner quelque ombrage. Enveloppé dans son silence, Siéyès avait traversé la Révolution sans compromettre son caractère d'oracle. Déjà, l'on s'était étonné de le voir descendre de la hauteur de ses abstractions pour se rendre l'instrument de l'élévation d'un homme. Bonaparte, à titre de récompense nationale, lui fait donner le don magnifique de Crosne. L'austère Siéyès s'abandonna aux douceurs de l'opulence, et le culte et l'idole sont détruits !... L'Europe ne se rendit pas aussi aisément que la France. Les rois, fils de rois, ne virent pas sans effroi un soldat se frayer le chemin de la suprême puissance et, dès les premiers pas, Bonaparte rencontra l'obstacle qui devait le renverser un jour. Ses ouvertures de paix furent partout rejetées. Il écrivit au roi d'Angleterre. Pour toute réponse, lord Grenville, au nom de son maître, adressa à Talleyrand une note où il indiquait assez qu'à moins d'y être contrainte par la force des événements, l'Angleterre ne traiterait qu'avec les Bourbons. C'est alors que prit naissance cette guerre de plume et d'injures que Bonaparte fit à tous les cabinets dans son Moniteur et qu'il faut attribuer plus encore à son défaut d'éducation qu'à la violence de son caractère. En attaquant tel ou tel ministre, ou en insultant tel ou tel membre d'une famille régnante, Bonaparte croyait user de simples représailles envers les journaux anglais. Il ignorait que ces derniers, loin de sortir du cabinet des ministères, étaient rédigés par des hommes obscurs auxquels il était aussi inconvenant que superflu de répondre. On verra combien de fautes ses fausses idées sur l'Angleterre lui firent commettre. Mais je m'aperçois que j'anticipe. J'y ai été contraint pour suivre le fil des événements. Il entre dans mon plan de raconter tout ce que j'ai vu, ou cru voir, de plus près que les autres. Dans ces Mémoires, les plus grands intérêts de la politique, les moindres détails de ma vie privée se trouveront sans cesse mêlés ou confondus, faible image de la vie humaine. Ils auront atteint leur but si celui qui les lira croit avoir vécu avec moi. (…) (Fin avril 1800, Molé entreprend un voyage en France.) A peine étions-nous arrivés à Narbonne, que le canon annonça la victoire de Marengo. Le Premier Consul, ayant passé le Saint-Bernard à la tête de l'armée de réserve, vint fondre sur l'armée autrichienne qui croyait inaccessibles des montagnes qu'aucun guerrier depuis Annibal n'avait osé franchir. La victoire fut longtemps incertaine, et elle décida du sort de toute l'Italie. Bonaparte s'y montra tout ce qu'on l'a vu depuis: faisant dépendre son salut d'un miracle, afin de ne laisser de bornes ni à la confiance de ses soldats, ni au découragement de ses ennemis. D'un calme qui tient du prodige, soit qu'il triomphe, soit qu'il périsse, il ne désespère jamais du succès, tant qu'une affaire dure. Il sait que si l'ennemi fait une faute, il sera toujours assez calme pour s'en apercevoir, et assez habile pour en profiter. Enveloppée de toutes parts, c'en était fait de l'armée française, lorsque Mélas étendit trop ses ailes. Bonaparte le voit, il ordonne à ses réserves d'enfoncer le centre, et en moins d'un quart d'heure l'ennemi fuit, d'autant plus en désordre qu'il croyait son triomphe assuré. Desaix, l'un de nos généraux les plus distingués - Desaix, que les Egyptiens avaient surnommé « Le Juste » - périt en chargeant à la tête de la réserve, et après avoir décidé de la victoire. Le Moniteur publia qu'en l'apprenant le Premier Consul s'était écrié: « Pourquoi ne m'est-il pas permis de pleurer ? » L'envie qui s'attachait déjà à sa carrière répandit que non seulement les regrets qu'il avait donnés à Desaix étaient feints, mais qu'encore il l'avait exposé à dessein, parce qu'il redoutait son républicanisme, son talent et ses révélations sur les fautes commises en Egypte. Ces soupçons sont parfaitement odieux. J'ai été aux informations, et je n'ai rien trouvé qui les justifiât. Il faut seulement remarquer ici cette charlatanerie que nous verrons si souvent mêlée à tant de véritable grandeur. Quand on l'a connu, on sait qu'il ne donna point à Desaix de bien sensibles regrets. La phrase du Moniteur n'avait d'autre but qu'un effet calculé qu'il voulait produire. « Je suis un être tout politique», me disait-il un jour. C'est ce qui rendra si difficile d'écrire son histoire. Il ne fut ni bon ni méchant, ni juste ni injuste, ni avare ni libéral, ni cruel ni compatissant, il fut tout politique. Il ne vivait que pour ses desseins. Il faisait avec la même indifférence le bien toutes les fois qu'il le croyait utile, le mal lorsqu'il le jugeait nécessaire. Son esprit le portait même plutôt vers le bien parce qu'il savait qu'à chances égales c'est une route plus sûre que le mal vers le succès. Toute sa morale ne tendait qu'à ses lumières, elle ne venait jamais de son instinct et encore moins de son sentiment. On me pardonnera cette digression; je dirai, pour m'en excuser, « on ne peut quitter cet homme extraordinaire, dès qu'on en parle », comme dit Montesquieu lorsqu'il s'écrie: « On ne peut quitter les Romains. » La bataille de Marengo forme une grande époque dans l'histoire de ce temps. Bonaparte y jeta les fondements de sa puissance. Ses bulletins officiels firent pressentir son système continental; les Russes durent se repentir d'avoir abandonné les Autrichiens à leurs propres forces, et l'Europe prévoir qu'elle n'aurait pas trop de toutes les siennes pour résister à l'ennemi qui la menaçait... Le Moniteur se mit à louer l'empereur d'Autriche et l'archiduc Charles, en rejetant toutes les fautes de la guerre sur l'impératrice et le ministre Thugut. Le 20 juin, Moreau gagna la bataille d'Hochstaedt et l'on parla de négociations de paix. Telles furent les nouvelles que nous trouvâmes à Narbonne. Elles étaient pour moi d'un vif intérêt; je chérissais cette gloire de nos armées, qui seule pouvait effacer un peu la honte de nos crimes. Jamais je n'avais placé mes espérances dans leurs revers. D'ailleurs, ce n'était plus ces armées de propagande révolutionnaire, traînant après elles des fléaux bien plus terribles que ceux de la guerre. Bonaparte affectait envers les souverains un ton et des égards qui faisaient rentrer la France dans la grande communauté de la civilisation. Je partis de Narbonne la tête remplie de tout ce que je venais d'apprendre, j'arrivai à Pézenas sans m'en apercevoir, et le lendemain je couchais à Montpellier. Quoique nous eussions des lettres de recommandation pour plusieurs habitants, l'ennui n'aurait pas tardé à nous gagner dans cette ville qui ne renferme rien de mieux que l'air qu'on y respire, si nous ne nous étions promptement mis en devoir de parcourir ses agréables environs. Nous dirigeâmes une de nos courses vers le joli port de Cette, dont les négociants auxquels nous nous étions adressés nous firent honneur. Ils faisaient un commerce considérable de vins de Rivesaltes et Frontignan, et ils nous en firent tous boire dans un dîner où ils avaient réuni tous les coquillages de la Méditerranée. On me ramena à Montpellier déraisonnant complètement. J'étais un peu honteux, le lendemain, de l'idée que ces bonnes gens auraient conservée de moi, mais j'appris que, préoccupé du désir de répondre à leur accueil, je n'avais cessé de les supplier de venir avec leurs familles s'établir à Champlâtreux. J'avais eu, comme on le voit, le vin hospitalier. C'est la seule fois de ma vie où j'ai bu outre mesure. (Des raisons familiales obligent Molé à interrompre son voyage.) Mme de La Briche était désolée de ne pas achever notre voyage; elle obtint pourtant de moi que nous verrions en revenant Nîmes, le Pont du Gard, Avignon et Vaucluse. Je ne décrirai pas après tant d'autres les Arènes, la Maison Carrée, le Temple de Diane, et les autres antiquités de Nîmes. Je voudrais seulement pouvoir dire ce que j'éprouvai en les contemplant. Ce n'était plus ici comme à Saintes quelques vestiges douteux, quelques ruines éparses. C'étaient d'imposantes masses, d'élégants édifices, qui me retraçaient la puissance des Romains. On en reçoit une impression bien solennelle, rencontrant pour la première fois l'éclatant témoignage de l'existence de ce peuple, dont on serait quelquefois tenté de confondre l'histoire avec la mythologie, et les héros avec les dieux. Le Pont du Gard produisit sur moi le même effet que sur Rousseau: « Pour le coup, s'écrie-t-il, l'objet passe mon attente et ce fut la seule fois en, ma vie... » (Mathieu Molé, Souvenirs d'un témoin de la Révolution et de l'Empire.)
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